En onze ans d’existence de Ladybirds Films, j’ai vu un certain nombre d’auteurs arriver avec un projet évoquant une affaire particulière, le parcours d’un pénaliste vedette ou le quotidien d’un tribunal d’instance. À chaque fois, je les accueille avec curiosité… et circonspection. Sur le sujet de la justice et de ses dérivés, pressé jusqu’à la moelle par la fiction et le magazine, je guette en tant que productrice le récit incarné, le regard pertinent, l’angle qu’on n’attend pas. Clairement, pour me convaincre de plonger dans le ventre du système judiciaire, il va falloir argumenter serré.
Lorsque Robert Salis déboule avec son histoire de justice en cours et son angle d’attaque ambitieusement frontal, j’écoute donc curieuse… et circonspecte. La mécanique se déploie : justice traitée en actrice principale, les jeux de pouvoirs comme une loi de la physique, et non comme une affaire désignée, le feng shui caché du dispositif scénique de la cour, le rôle clé de l’architecture avec des murs qui parlent et des dédales qui échappent à notre espace-temps. Et puis il y a le ressort essentiel du projet, la promesse d’une parole révélatrice et introspective des hauts magistrats, des personnages très haut perchés dans la hiérarchie des pouvoirs, mais dont on ne sait rien.
Dès cette première conversation, je comprends le film que Robert Salis a en tête et je sens le petit cercle vertueux de l’association créative poindre à l’horizon… Alors fatalement je claque l’élastique à mon poignet, celui qui pondère mes enthousiasmes. Les flashbacks de nos productions rock’n’roll qui traitent de l‘univers carcéral reviennent. Ce boa administratif qui tente de vous étouffer avant que vous n’ayez pu le saisir, les non pas formulés, les oui pas tenus. Trois années de production pendant lesquelles nous avons bataillé dans les 40e rugissants, entre détenus, familles, surveillants sur le fil et administration pénitentiaire saboteuse.
Robert Salis entend ma réticence. Il sait que l’accès est clé dans cette histoire et précise que sans ça, il n’irait pas non plus. Pour que Rendre la justice se fasse, il faut de manière pratico-pratique deux sésames ; un pour ouvrir les portes, l’autre pour libérer les voix. Et c’est là que le Président de la 12e chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris rentre en scène.
Lorsque nous faisons connaissance à la buvette du Palais de Justice, il précise avec malice que sa spécialité est bien la délinquance astucieuse.
Je sens d’emblée que nous allons former un trio qui dépote. Plus d’élastique à claquer, je sais qu’il y a un film cinéma à faire et que c’est le moment juste pour le faire.
Le magistrat Hullin est le sésame qui permet à ce film de se faire, tout simplement. Avec lui, nous pénétrons dans des lieux auxquels le public n’a pas accès et découvrons, notamment, des magistrats de la plus haute juridiction française, la Cour de cassation.
Nous ne connaissons ni les noms, ni les visages des magistrats comme Jean-Christophe Hullin, capables de mettre dans l’embarras le politique. Et cette ignorance constitue un sacré angle mort dans le fonctionnement d’une démocratie. Le système judiciaire est un paradoxe, un genre de grande muette qui fuite quand ça l’arrange. Côté opinion publique, nous sommes arrivés à un point où les modifications successives de ce système ont rendu la justice de plus en plus illisible. Elle apparaît comme un monde en vase clos avec ses codes, ses jargons et ses visages énigmatiques.
Aux Etats-Unis, pas d’angle mort, les administrés connaissent le nom des juges, puisqu’ils les élisent. D’autant plus qu’un sérieux amalgame se fait dans nos têtes au gré des rediffusions des nombreuses séries américaines… On connaît mieux les codes et procédures du droit anglo-saxon que les nôtres. Au point qu’on s’attend à voir les flics des séries françaises procéder aux arrestations en récitant l’avertissement Miranda « Vous avez le droit de garder le silence. Si vous renoncez à ce droit… ».
J’appelle ça le syndrome du mandat de perquisition, ce fameux mandat dont on a fini par croire qu’il existait en droit français. Cette question renforce la pertinence d’un film frontal sur la pratique judiciaire française et des rouages du système.
Tant dans son processus d’écriture que dans sa mise-en-scène, Robert Salis a évacué l’idée d’une construction en va-et-vient entre le commun des mortels justiciable et le club privé de la magistrature, qu’il considère à juste titre comme un véritable nid à méta discours. La manifestation de la vérité passe souvent par une traversée dont on ne maîtrise pas tous les périmètres de navigation.
En s’immergeant dans l’espace-temps du système judiciaire, Robert Salis rompt les ponts avec ses croyances préfabriquées. Navigation essentiellement in situ donc, mais navigation toutes voiles dehors. En effet, dans le cadre précis de ce film, il prend le contre-pied des immersions de l’audiovisuel en caméra discrète. Pas de dramaturgie élaborée sur du cache-cache. Notre démarche est celle d’une caméra visible, d’emblée plantée dans des sites normalement hors d’accès.
Mais le magnétisme hiératique de l’actrice principale et les mille dramaturgies qui se tissent autour d’elle donnent une furieuse envie de filmage romanesque.
De fait, la Justice, c’est-à-dire sa représentation anthropomorphe, avance vers nous les yeux bandés avec une balance pour peser le pour et le contre et un glaive dans la main droite, pour trancher.
Pour raconter l’histoire de cette héroïne, il fallait la montrer en son palais, dans ses atours, tous ses états, au cœur des mises en scènes auxquelles elle se plie, entourée de sa cour de magistrats qui trament et qui dénouent. Avec l’humain, l’architecture, la théâtralité conjuguent leurs dramaturgies propres dans un rectangle spectaculaire où le hors-champ devient une omniprésence.
C’est l’expression formelle de l’ambition fondamentale du film que je tenais à produire. Facteur mécanique et facteur humain qui se conjuguent dans un espace-temps qui leur est propre. Avec à la clé, une conception drastiquement différente de la notion même de justice que nous pensons connaître, et qu’il était urgent de dévoiler.
Hélène Badinter.