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La rencontre

L’idée du film est venue de ma rencontre avec le magistrat Jean-Christophe Hullin  que j’ai connu par un ami commun, il y a plus de cinq ans. Il venait de publier, avec Stéphanie Marcie, avocate, un livre de témoignages intitulé Au cœur de la justice, qui m’avait marqué car s’y dressait un état des lieux sans complaisance de la justice en France par ceux qui en sont à la fois les garants et les serviteurs.

J’ai hésité avant d’aller le voir. J’avais des magistrats une image teintée de défiance et d’appréhension et c’est la première fois que je prenais l’initiative de parler à l’un d’eux. Je lui dis que j’aimais son livre, qu’il avait en partie modifié mon regard sur le fonctionnement de la justice, dans sa manière de la clarifier, de l’humaniser et de combattre les préjugés qui la dévalorisent.

Il m’apprend à son tour qu’il adore le cinéma, qu’il est cinéphile, et que par-dessus tout, il est féru de documentaires. Qu’il en voit beaucoup, dès qu’il peut, tant qu’il peut, et qu’il regrette, à quelques exceptions près, n’en avoir pas vu sur le monde de la justice telle qu’elle est vraiment, telle qu’il la vit au quotidien et qui montre les magistrats tels qu’ils sont, avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs doutes et leurs certitudes.

Et puisque la justice est rendue humainement par des hommes et des femmes, elle a forcément de la partialité et qu’ainsi on ne peut pas la sacraliser, ni attendre d’elle qu’elle soit toujours juste et équitable. Il cite alors Diderot : « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir ».

Moi qui n’avais jamais parlé aussi directement à un magistrat, j’étais servi.

Si je partageais les mêmes envies que lui d’un tel documentaire, je restais néanmoins sceptique, tant il me semblait improbable de trouver des magistrats qui acceptent de jouer le jeu, de parler librement de leurs motivations et de leur ressenti face aux moyens dont ils disposent et d’exprimer sans réserves, ni langue de bois, leur désir d’être compris dans leurs décisions, comme s’ils pouvaient eux aussi éprouver le même besoin de reconnaissance et d’équité que ceux qu’ils jugent à longueur de journée.

Telle une perche inattendue, il saisit ma remarque au bond et me dit qu’au contraire, il en connaît beaucoup qui aimeraient comme lui dénoncer les reproches et les malentendus qui ternissent leur profession si mal aimée car méconnue. Et qu’en prime, ils le feraient, lui semble-t-il, avec humour et enthousiasme.

Il me donne son numéro de portable et, en insistant, m’invite à venir le voir présider une audience. Ce que je fais quelques jours plus tard, animé par la pensée qu’une telle invitation ne se décline pas et que le voir à l’œuvre dans ses fonctions sera intéressant.

Je n’étais pas retourné au Palais de justice depuis des lustres. J’avais du y aller étudiant, pour assister à une conférence, je ne sais plus laquelle.

Je me perds dans le dédale des couloirs. Une sensation me frappe de plein fouet, celle de me retrouver dans le métro à l’heure de pointe. Je trouve enfin la salle d’audience où Jean-Christophe Hullin préside, c’est celle de la XIIe Chambre correctionnelle du Tribunal de grande Instance de Paris, consacrée à la délinquance astucieuse…

Au demeurant cocasse, une telle dénomination m’intrigue. Que la justice, elle-même, ait choisi de donner des degrés à la délinquance et de lui conférer ainsi des quartiers de noblesse, en opposant petite et grande délinquance avec différents seuils de pertinence, me semble en dire long sur sa complexité et son fonctionnement.

Je pénètre dans la salle, elle est bondée. En plus des parties concernées, il y a le public qui vient chaque jour très nombreux pour assister aux différents procès, passant à son gré, d’une salle à l’autre comme s’il allait au cinéma, au théâtre ou à la messe, c’est selon.

Comme assis sur un trône, vestige des jugements royaux, au centre et au fond de la salle, je vois Jean-Christophe Hullin présider une audience de comparutions immédiates, entouré de ses deux assesseurs. Vêtu de sa robe de magistrat, il en impose, et si je ne l’avais pas rencontré avant, habillé en civil, j’aurais du mal à reconnaître l’homme aimable, jovial et souriant à qui j’ai parlé.

D’emblée, je suis frappé par l’ambiance de plomb qui pèse sur l’assistance et lui impose une sorte d’inertie collective. J’ai la forte sensation que nous somme tous, public et justiciables, comme les figurants d’un film dont la mise en scène nous échappe, tant son déroulement semble flou et son issue incertaine.

Mise en scène précise et très codifiée que seuls les magistrats contrôlent. Même les avocats des plaignants ou des accusés, qui pourtant semblent très rodés à de tels mécanismes, doivent s’y plier.

Perdu au fond de la salle, j’entends mal les débats et les arguments des parties. Se détache seulement la voix forte du procureur qui détaille ses réquisitions et les conclut le plus souvent par des peines d’incarcération.

Enfin, au bout de plusieurs heures, l’audience se termine et le greffier annonce que les décisions seront connues juste après le délibéré de la cour. Le président et ses deux assesseurs disparaissent à l’arrière de la salle, et c’est le début d’une attente pesante qui semble interminable. La chape de plomb est bien plus lourde encore. Une grande partie du public sort de la salle pour ne pas en subir les effets et dans le hall s’installe une curieuse ambiance teintée d’angoisse et de relâchement. Certainscommencent à marcher de long en large, entamant malgré eux, une danse improbable des pas perdus.

Les gendarmes viennent prévenir qu’il faut retourner dans la salle car la cour va statuer de façon imminente. Il faut rester debout à l’entrée de la Cour et son président d’une voix neutre énonce les décisions. Sur la douzaine d’affaires, les peines requises par le Procureur ont été le plus souvent allégées, mais celles d’incarcération ont été suivies, dont deux avec mise à l’écrou immédiate.

Ainsi avec ses deux assesseurs, le magistrat que je viens voir a prononcé deux mises en détention. Même si je n’ai rien à me reprocher, je reste sur mes gardes et pense instinctivement à faire attention à ce que je vais lui dire s’il me demande mon sentiment sur le déroulement de l’audience. On ne sait jamais !

Heureusement, il me dit qu’il n’a plus de temps à me consacrer car les débats se sont éternisés et me propose de nous revoir bientôt. Il part sans s’attarder et je m’apprête à en faire autant. Mais l’air de rien, cette audience et toutes ces longues heures passées dans cet antre de la justice m’ont fortement troublé. Je mesure la dose colossale d’énergie et d’endurance indispensable pour mener un  procès ou le subir.

J’éprouve une sensation étrange, jusque là inconnue, de malaise et de fascination, d’accablement et de ferveur, d’attraction et de méfiance, de sureté et de danger.

Le Palais est si labyrinthique que je m’y perds. Sans trop savoir comment, au détour d’un escalier en colimaçon par une porte dérobée, j’atterris dans un couloir vétuste et désert, aux murs écaillés sur lesquels subsistent de vieux graffitis que personne n’a songé à effacer. Je m’attarde pour les lire tant ils m’interpellent. Notamment trois d’entre eux.

Sur l’un, une main malhabile a noté : « La Mère Justice = l’amère justice ».

Puis plus loin : « Nul n’est censé ignorer la Loi… Sauf les juges… ».

Et l’autre écrit plus fermement constate sans appel : « Ici on ne rend pas la justice, on la vomit… ».

Je n’avais jamais fait le rapprochement mais je pense aussitôt à l’expression Rendre la justice, aux nombreux sens du verbe rendre :

Rendre comme on vomit, comme on extrait de soi un corps étranger qui vous rendrait malade

Rendre comme on rend, à qui vous fait du mal, la monnaie de sa pièce

Rendre comme on restitue à quelqu’un ce que l’on croit avoir perdu

et que pourtant on n’a jamais eu

Rendre les honneurs, rendre les armes, rendre comme rends-toi et obéis

Comme se rendre et capituler

Rendre fou et enfin rendre l’âme, ce qui résume tout.

Je retrouve enfin l’immense salle des pas perdus, le flot continu de ceux qui la traversent, la clameur réverbérée qui s’en dégage.

Et de me retrouver dans ces lieux, de repenser à l’audience, aux condamnations prononcées, aux graffitis, à la justice et l’injustice, aux espoirs, aux déceptions, aux combats et aux enjeux qu’elles suscitent, l’idée d’un film documentaire qui mêlerait  toutes ces intenses émotions et ses sensations fortes s’infiltre peu à peu en moi et finit par s’imposer durablement dans les jours qui suivent.

Ce qui m’incite à rappeler bien vite Jean-Christophe Hullin.

Je le retrouve à la buvette du Palais pour un déjeuner en tête à tête. L’atmosphère est très détendue. Sans sa robe, il a la même décontraction que lors de notre première rencontre. J’oublie un peu ses importants pouvoirs, même quand il me détaille sa carrière déjà bien fournie et les nombreux postes qu’il a occupés.

Je lui expose alors mon désir de concevoir un documentaire pour le cinéma consacré à la justice vue de l’intérieur où des magistrats s’exprimeraient sans contraintes, avec humour et clairvoyance, tels qu’il me les a dépeints, mais que j’aimerais aussi en trouver des revêches, des péremptoires et pour tout dire antipathiques. Loin de le freiner, l’idée lui paraît séduisante, convaincu que le cinéma permet de privilégier la distance, le temps, la réflexion et le recul nécessaires pour développer un tel sujet. Que pour lui, c’est loin d’être un problème : il connaît suffisamment de magistrats pour convaincre également ceux qui se soucient fort peu de l’image qu’ils donnent, même si elle les dessert.

Je lui demande alors s’il aimerait s’impliquer avec moi dans ce film pour en tracer les grandes lignes et les contours et me présenter les magistrats susceptibles d’y intervenir. Il me répond qu’il n’a jamais fait ça, évidemment, mais qu’il aime vraiment écrire puisqu’il passe beaucoup de temps à rédiger ses jugements et peaufiner leurs motivations. Quant à convaincre ses collègues ou ses pairs, c’est comme si c’était déjà fait…!

Je prends avec plaisir sa réponse pour un assentiment et tout s’enchaine très vite. Il se rend disponible dès qu’il le peut pour des séances de travail régulières et, parallèlement à l’écriture, il me présente de nombreux magistrats.

Je constate qu’ils ne dégagent pas tous l’image froide et austère à laquelle on s’attend souvent et dévoilent, au contraire, toutes les sensibilités de la nature humaine, défauts et qualités compris. La buvette du Palais se transforme alors en improbable salle de répétition.

Je m’y retrouve à entreprendre, avec lui, un casting inattendu de magistrats.

Voilà comment l’aventure a commencé.

Depuis la buvette a fermé. Le Tribunal de grande Instance  de Paris a déménagé de l’Ile de la Cité à la Porte de Clichy. Jean Christophe Hullin est devenu Conseiller à la Cour d’appel de Versailles et Président des Cours d’assises de Nanterre, Chartres, Pontoise et Versailles.

Plus de cinq ans se sont écoulés et le film est enfin terminé.

 

Robert Salis.