Chargement...

Image Alt

Entretien avec Robert Salis

Pourquoi avoir choisi de réaliser un documentaire sur ce thème ?

A partir d’une constatation toute simple mais néanmoins abrupte, celle que chacun d’entre nous peut devenir un justiciable potentiel, qu’il le veuille ou non, volontairement ou à son corps défendant. Chacun peut subitement être accusé à tort ou à raison, être la victime ou le responsable d’un conflit, d’un délit ou d’un crime et se retrouver aussitôt happé par la « machine judiciaire ». Et quand cela arrive, si ça arrive, on le vit comme une déflagration devant laquelle on se sent complètement désarmé. A moins d’être initié ou de s’être intéressé en détail aux nombreux mécanismes de l’institution judiciaire, on se retrouve infiniment démuni et perdu. La justice s’entend alors comme une langue étrangère que l’on n’a pas apprise et qu’il faut décrypter sans en avoir les codes. Même en ayant à ses côtés un avocat qui devient le vecteur de ses angoisses, de ses espoirs ou de ses craintes, le justiciable n’est pas forcément au courant des arcanes et des éventuelles chausse-trappes de toute procédure. Viennent alors à l’esprit les adages populaires : « Mieux vaut n’avoir jamais affaire à la justice, ni à la police d’ailleurs…  » ; « Si tu as soif de justice, tu auras toujours soif, alors tâche de ne pas avoir trop soif… » ou « Innocent ou coupable, quand on est pris dans l’engrenage, c’est du pareil au même ». Sauf qu’à ce moment-là, c’est déjà trop tard, il n’y a plus le choix.

Comment s’est élaboré le film ?

L’élément déclencheur a été ma rencontre avec le magistrat Jean-Christophe Hullin. C’est à mon sens l’une des rares fois où un magistrat en exercice s’est impliqué dans la conception et l’écriture d’un documentaire sur un sujet qui lui est cher puisque, de par sa fonction, il est immergé dans le processus judiciaire. Aussi nous avons défini d’emblée le film comme une réflexion sur l’acte de juger à travers le regard, le vécu, les expériences et les témoignages de ceux qui ont la lourde responsabilité de juger leurs semblables et qui ont prêté serment pour le faire.

Serment que l’on entend d’ailleurs au début du film. C’est pourquoi il n’y a pas d’avocats, ni d’auxiliaires de justice mais uniquement des magistrats qui sont les seuls à disposer d’autant de  pouvoirs. Ceux de soulager par fragments le cours d’une vie ou d’en mettre une partie entre parenthèses en la faisant basculer de tel ou tel côté de la balance. C’est la volonté de tenter de savoir qui sont vraiment les juges  qui nous a motivés. Comment jugent-t-ils ? Ont-ils des réflexes de jugement, des critères établis, des techniques précises, des arguments déjà très bien rôdés ? Jugent-ils dans la stricte application de la loi ou peuvent-ils être tentés de l’interpréter ?

C’est un sujet universel puisqu’au-delà des nombreux codes et systèmes juridiques qui régissent internationalement la justice, c’est une notion qui nous concerne tous.

La justice est-elle un droit inaliénable dû à chacun ou faut-il sans cesse œuvrer pour la conquérir ? Ainsi, grâce à la confiance que Jean-Christophe Hullin m’a accordée pour réaliser ce documentaire sans interférer sur mon regard de réalisateur, j’ai pu obtenir, par ricochet, si je puis dire, celle des magistrats qui ont témoignés dans le film. Il y en a eu trente sept.

Comment s’est déroulé le tournage du film ?

Le tournage s’est déroulé pendant deux ans avec des périodes d’interruption en fonction de la disponibilité des magistrats qui, pour beaucoup d’entre eux, ont des agendas très chargés. Je voulais avoir du temps pour filmer leurs entretiens dans les meilleures conditions et faire en sorte qu’une proximité s’installe comme dans une conversation à bâtons rompus. Ce qui a été souvent le cas et a permis d’obtenir des témoignages d’une grande sincérité et sans « langue de bois » pour des femmes et des hommes qui sont astreints pourtant à un devoir de réserve. Nous les avons conduits ensemble, Jean-Christophe Hullin  et moi-même, et quand il n’était pas disponible, car lui aussi a un emploi du temps chargé, je les ai conduits seul. D’emblée s’est posée la question de comment filmer.

S’agissant de recueillir au plus près l’authenticité des témoignages, j’ai opté pour le dispositif à mon sens le mieux adapté pour le faire, celui du face à face en assumant cette forme classique, mais qui, avec des magistrats me semblait amplement justifiée car elle est celle à laquelle on s’expose lors d’une audience. On est face à son juge. Dans une audience civile, notamment en matière familiale, tenue le plus souvent par un seul juge qui n’est pas sur une estrade, ni vêtu de sa robe, il y a ce face à face qui s’impose inévitablement et auquel vous ne pouvez pas échapper, ni détourner le regard. Si vous répondez en regardant votre avocat ou en baissant les yeux, il vous rappelle souvent à l’ordre en vous intimant de le regarder en face. D’ailleurs, pendant très longtemps les salles d’audience ont été conçues, dans les cours d’assises par exemple, en fonction de ce regard. Le box des accusés était situé face aux fenêtres pour que le prévenu soit à la fois face au procureur, nommé autrefois accusateur public, et face à la lumière extérieure, comme aveuglé, résurgence de la lumière divine, justice divine. Cette disposition existe encore dans de nombreux tribunaux.

Sauf qu’ici dans le film, ce sont les magistrats qui répondent aux questions, avec la différence qu’ils ont accepté de le faire et n’y sont pas contraints. Et puis ce dispositif frontal, presque face caméra, renvoie forcément pour moi à la place du spectateur.

Avec la multiplication des écrans, surtout d’ordinateurs ou de Smartphones, vous êtes obligés d’être bien en face sinon l’image perd de sa netteté, vous la voyez moins claire. Et c’est là un peu la métaphore du film, peut-on superposer à l’image complexe de la justice une image un tant soit peu plus claire ? C’est cet enjeu qui, en filigrane, parcourt le film avec comme fils conducteurs ceux qui la représentent : les magistrats.

Quel regard portez-vous sur eux ?

Ce qui m’a surpris avec tous les magistrats qui ont témoigné dans le film, c’est de rencontrer des femmes et des hommes d’une grande humanité et d’une belle humilité à tel point que j’ai dit à Jean-Christophe Hullin qu’on pourrait peut-être nous reprocher d’avoir dressé un portrait pro domo ou une hagiographie de la magistrature. J’aurais aimé pouvoir filmer un ou une juge qui soit revêche, arrogant, imbu de sa personne, dilettante, médiocre ou irascible comme il m’est arrivé d’en croiser quelques-uns, mais bien évidemment ceux-là ne sont pas si stupides au point de se laisser filmer et s’ils l’acceptent c’est en s’arrangeant pour embellir l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Et finalement, j’y ai renoncé car il est forcément plus intéressant de filmer quelqu’un d’intelligent, quelqu’un qui « exhale » la passion de sa fonction, qui ait la générosité de ne rien éluder de ses difficultés, de ses doutes, de ses émotions, de ses contraintes, de ses obligations et de ses valeurs.

Comment s’est construit le montage du film ?

Dès le départ, les 37 magistrats qui ont témoigné dans le film ont été prévenus  que certains d’entre eux ne figureraient pas dans le montage final. Néanmoins ils s’y sont prêtés de bonne grâce. Et effectivement, ils sont 23 à se retrouver dans le film terminé, non pas que les témoignages des autres étaient moins bons ou moins pertinents mais surtout parce qu’ils s’avéraient plus techniques et demandaient davantage de temps pour être clairement exposés et compris, comme les différents rôles du JLD, le juge de la liberté ou de la détention, ou du JAP, le juge d’application des peines, qui sont pourtant hyper intéressants, car on ne sait pas forcément qu’une fois la décision rendue, ce n’est plus le juge qui l’a prononcée qui est chargé de son suivi ou de la faire appliquer. Idem pour le juge d’instruction, ce n’est pas lui qui va juger l’affaire qu’il a instruite.

De même je n’ai pas pu évoquer la justice administrative dont nous avions filmé deux de ses représentants. De même, je n’ai pas pu intégrer dans le film deux séquences que j’aimais beaucoup. L’une retraçant la reconstitution d’un véritable procès par des collégiens au TGI de Bobigny, du début de l’audience jusqu’au déroulement du délibéré et au rendu de la décision.

L’attitude des collégiens face à la justice était passionnante mais pour que la séquence prenne tout son sens, il fallait qu’elle dure au moins vingt minutes, ce que je ne pouvais me permettre vu la structure du film. L’autre se passait à l’Ecole Nationale de la Magistrature où une brillante juge d’instruction apprenait sur le vif la façon de mener un premier interrogatoire aux auditeurs de justice qui endossaient l’un après l’autre les rôles de prévenu, victime, juge, partie civile ou avocat. Le tout analysé ensuite par un psychologue qui détaillait les comportements de chacun. Egalement impossible à insérer par la durée qu’elle prenait.

Ainsi avec l’ensemble des témoignages, plus le tournage des nombreux lieux de justice, je me suis retrouvé avec près de deux cent heures de rushes. Pour moi, le montage est l’étape primordiale dans l’élaboration d’un documentaire car au contraire d’une fiction basée le plus souvent sur un scénario, ici la matière brute, les témoignages et les réponses que vous avez recueillis vous confrontent de plein fouet avec vos intentions de départ sans forcément les rejoindre. Même si vous avez pensé votre documentaire en privilégiant une trame ou des lignes de force, vous êtes tributaire de ce que vos témoins vous ont dit. Et qui plus est, s’agissant de magistrats, vous avez beau prévoir ou anticiper, vous n’êtes cependant jamais sûr de leurs réponses.

J’avais aussi le désir de trouver un juste équilibre entre la justice civile et la justice pénale. C’est à cette dernière que l’on pense le plus souvent quand on évoque la justice alors que la civile recouvre pourtant près des deux tiers des procédures. J’ai donc dans un premier temps choisi dans les témoignages, les passages qui m’intéressaient le plus pour respecter cet équilibre. Ensuite, il faut les agencer les uns par rapport aux autres, les conjuguer ou les faire rebondir entre eux. Le paradoxe au montage est que vous devez dans un premier temps procéder par soustraction en enlevant tous les passages qui agissent le moins bien puis ensuite en additionnant aux éléments que vous avez gardés des respirations indispensables pour trouver le bon rythme qui vous permettra d’obtenir auprès du spectateur la meilleure attention possible. Et c’est là, toute la difficulté. Car c’est un sujet qui demande un minimum de concentration et qui contraint à réfléchir à ce que vous venez d’entendre. La fluidité entre les différentes séquences induit donc un dosage primordial à trouver. Et avec le numérique, vous pouvez très facilement être tenté d’essayer le plus de constructions possibles pour constater laquelle fonctionne le mieux.

C’est autant un avantage qu’un danger car vous risquez très vite de vous disperser. J’avais, lors d’une première construction, fait enchainer les témoignages les uns après les autres sans pratiquement aucune respiration. Le résultat faisait que très vite on n’entendait plus rien, submergé par un flot de paroles. Une autre version commençait en privilégiant les moments personnels d’intenses émotions vécues par les magistrats et cela finissait par désavantager les autres séquences.

In fine, au bout de six mois de montage, après avoir expérimenté sept ou huit versions différentes, la version définitive que j’ai choisie, avec des moments de poésie et de lyrisme, est celle qui correspond le mieux à la vision initiale et aux enjeux du film que je souhaitais faire.

Quels rôles jouent les symboles, les nombreux tableaux et statues qui parcourent le film ?

Les symboles concernant la justice sont très importants mais ont désormais tendance à se perdre ou se réduire dans la construction des nouveaux Palais. Il faut garder en mémoire qu’à l’origine la justice est rendue au nom de Dieu par les procureurs du Roi qui est de droit divin. Vous aviez d’ailleurs dans les salles d’audience soit des crucifix, soit des tableaux du Christ. Ils ont été enlevés après la loi de 1905 consacrant la séparation des Eglises et l’Etat. Il en reste cependant quelques-uns, notamment à la Cour d’appel de Bordeaux où une toile du Christ subsiste dans une salle d’audience. On apprenait à l’école que le Roi lui-même, Saint-Louis en l’occurrence, rendait directement la justice, sous un chêne pour le folklore, mais essentiellement en son Palais de l’Ile de la Cité. D’où l’expression Palais de Justice qui est restée pour désigner le lieu qui regroupe les tribunaux. Comme autrefois beaucoup de gens ne savaient ni lire, ni écrire, il fallait les impressionner par le visuel pour qu’ils se comportent docilement afin d’éviter les foudres d’une justice menaçante. Et cela non seulement dans les tribunaux mais aussi aux frontons et à l’intérieur des églises.

Dans beaucoup d’entre elles, vous pouvez observer des sculptures ou des tableaux représentant des châtiments ou des tortures inouïes dignes des films d’horreur. C’est tout le rôle imposant et menaçant de cette symbolique que je tenais à mettre en avant. Aujourd’hui dans les nouveaux Palais, elle est davantage conceptuelle et se veut plus apaisante remplacée par des citations ou des articles de la Déclaration des Droits de l’Homme. La justice n’est plus envisagée comme une institution menaçante mais comme un service public.

Rendre la Justice pour rendre service à nos concitoyens puisque désormais la justice est rendue au nom du peuple français. Si cette notion est bien évidemment belle et louable, quiconque se rend aujourd’hui dans un tribunal peut pragmatiquement constater qu’elle est loin d’être monnaie courante. C’est à mon sens autant dû au manque de moyens qu’à une question d’état d’esprit. Quant aux statues qui jalonnent le film, elles représentent les justiciables que nous sommes. J’ai préféré montrer des statues pour nous symboliser. C’est tout le sens de la séquence des Captifs, les quatre statues de Martin Desjardins, filmées au Musée du Louvre ou des statues des Sept Pétrifiés de Carl Bucher qui se trouvent dans le jardin de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Et puis les statues sont aussi une résurgence de la justice divine, des Dix Commandements et de la Bible, si tu désobéis tu seras transformé en statue de sel.

Indépendamment des témoignages des magistrats, y a-t-il eu une séquence qui vous ait marqué plus qu’une autre ?

Incontestablement, celle consacrée à l’incarcération. D’abord parce qu’elle est douloureuse à filmer. Même si vous êtes censés vous sentir libres, vous éprouvez avec votre équipe la sidération qui vous assomme en se retrouvant dans de tels lieux. Tous vos sens sont à l’affut. D’abord l’ouïe, tellement il y a un vacarme assourdissant et ce qu’on entend dans le film n’est nullement exagéré, c’est le son direct avec tous ces cris, ces coups frappés aux portes des cellules, puis visuellement c’est très éprouvant par la sensation de fatalité impuissante qui vous étreint et la violence en jachère qui y règne.

La séquence mêle en fait différents dépôts, ceux du TGI de Bordeaux, de Bobigny et de Paris, Ile de la Cité. Il est important de rappeler que le Dépôt d’un Palais de Justice est le lieu où l’on enferme dans des cellules des individus en attente de passer devant leur juge. Soit ils ont été transférés de leurs centres de détention provisoire pour passer en jugement, soit ils ont été arrêtés quelques heures avant pour être jugés en comparution immédiate. Ces dépôts sont à mon sens l’antichambre de la prison et amplifient les travers que l’on y retrouve. A de rares exceptions près, les cellules n’ont aucune fenêtre, ni vue sur l’extérieur. Ce qui fait que celui ou celle qui s’y retrouve enfermé perd la notion du temps, ne sait plus si c’est le jour ou la nuit. De plus aucune ne comporte de miroir, officiellement pour éviter qu’il ne devienne une arme éventuelle de suicide. Or lorsque vous allez passer devant le juge, vous avez un minimum envie de soigner votre apparence, de vous coiffer, d’arranger vos vêtements. Le comble c’est que la seule façon d’apercevoir un peu votre reflet, même flou, c’est par le bouton de la chasse d’eau ou la cuvette à la turque des WC qui eux sont métalliques. Ce qui symboliquement en dit long. Votre reflet vous est nié.

Et puis, je me souviendrais longtemps d’une image qui m’attriste encore. Lorsque nous sommes allés à cinq heures du matin filmer le dépôt de Bobigny avant que les prévenus n’arrivent, j’ai demandé à l’un des surveillants de me montrer l’intérieur d’une cellule. Et là, alors qu’il pensait qu’il n’y avait personne, en ouvrant la porte, un jeune homme d’une vingtaine d’année s’est levé d’un bond persuadé qu’il allait enfin sortir, avec au fond des yeux cette lueur d’espoir que son vœu de délivrance venait d’être exaucé. Et lorsqu’aussitôt le surveillant a refermé et verrouillé la porte sur lui, les quelques secondes où nos regards se sont croisés, j’ai ressenti toute la détresse et la douleur que cet espoir bafoué avait fait naître, comme si, après avoir tant attendu, il venait de constater subitement qu’il n’y avait plus rien à attendre, même plus l’attente elle-même, comme s’il devait indéfiniment rester là, tel un colis en souffrance aux consignes des gares.